Il s'agit de la deuxième partie de la conférence «La Révolution trahie», présentée par Johannes Stern et Jordan Shilton lors de l’École d’été 2025 du Parti de l’égalité socialiste (États-Unis), consacrée à l’histoire de l’enquête ‘La sécurité et la Quatrième Internationale’. Pour compléter la lecture de cette partie de la conférence, les lecteurs sont encouragés à étudier les chapitres 3 et 9 de La révolution trahie (ici en français) de Léon Trotsky, déjà publiés (en anglais) sur le WSWS et également disponibles à l’achat (en anglais) chez Mehring Books.
I. Introduction
Léon Trotsky a publié La Révolution trahie à la fin de l’année 1936, peu après le premier procès de Moscou. David North a qualifié cet ouvrage, aux côtés de L’Impérialisme de Lénine, de plus grande réalisation de l’analyse matérialiste dialectique, c’est-à-dire du marxisme, au XXe siècle.
L’ouvrage de Trotsky justifie assurément cet éloge. La Révolution trahie a été déterminante pour comprendre le caractère et la dégénérescence de l’État soviétique, ainsi que ce que représentait la bureaucratie stalinienne. Elle a démontré la nécessité historique d’une révolution politique menée par la classe ouvrière pour rétablir la démocratie soviétique en renversant la bureaucratie, qui avait usurpé le pouvoir politique à la classe ouvrière et développé une relation parasitaire avec l’État ouvrier établi par la Révolution d’octobre 1917. Sans cela, avertissait Trotsky, la caste bureaucratique s’efforcerait de consolider ses privilèges en restaurant le capitalisme et en posant les bases de l’émergence d’une nouvelle classe bourgeoise.
Ces questions de programme et de perspective distinguent notre mouvement de toutes les variantes du révisionnisme, y compris le ‘capitalisme d’État’, le shachtmanisme et le pablisme, sans parler du stalinisme. Tous les révisionnistes, d’une manière ou d’une autre, ont attribué à la bureaucratie stalinienne un rôle historique qu’elle n’avait pas: les tenants du capitalisme d’État, en la déclarant une nouvelle classe sociale; les pablistes, en affirmant qu’elle pouvait jouer un rôle révolutionnaire dans la transition vers le socialisme par un processus d’auto-réforme. Dans ce contexte, il est plus facile de comprendre pourquoi ces forces ont réagi avec une hostilité si violente à notre révélation des crimes du stalinisme dans La sécurité et la Quatrième Internationale, que nous examinons lors de cette école: parce que cela contrariait leurs propres opérations et programmes politiques, ainsi que leurs intérêts matériels communs avec la bureaucratie.
Mardi marquera les 89 ans de l’achèvement par Trotsky de La Révolution trahie pendant son séjour en Norvège. Ses notes sur cette période qui incluait une détention illégale de quatre mois imposés par le gouvernement travailliste d’Oslo à la demande de la bureaucratie stalinienne soviétique, donnent un aperçu des conditions incroyablement difficiles dans lesquelles il a écrit ce livre. Trotsky écrit:
Ma femme et moi vivions dans un isolement extrême, sans nous apitoyer sur notre sort. Une relation très amicale s’était établie avec les Knudsen, la politique étant, par consentement tacite, exclue de nos conversations. Pendant les moments de répit que me procurait ma maladie, je travaillais à La Révolution trahie, essayant de faire ressortir clairement les causes de la victoire de la bureaucratie soviétique sur le parti, les soviets et le peuple, et d’esquisser des perspectives pour le développement ultérieur de l’URSS.
Le 5 août [1936], j’ai envoyé les premières copies du manuscrit terminé aux traducteurs américains et français. Ce même jour, avec Konrad Knudsen et sa femme, nous sommes partis pour le sud de la Norvège, où nous devions passer deux semaines au bord de la mer. Mais le lendemain matin, alors que nous étions encore en route, nous avons appris qu’un groupe de fascistes avait forcé l’entrée de la maison pour voler mes archives. » [Léon Trotsky, «» (traduit de l’anglais)]
Sur les 11 chapitres de cet ouvrage, Trotsky propose une analyse du développement économique, social, politique et culturel de l'Union soviétique depuis la Révolution d'octobre. Il y expose ensuite clairement les deux issues possibles de son évolution future: la restauration du capitalisme par la bureaucratie ou une révolution politique menée par la classe ouvrière pour rétablir la démocratie soviétique.
Dans le cadre de cette conférence, je ne pourrai pas examiner chaque chapitre en détail. Pour saisir toute l’ampleur et la profondeur de l’analyse et de la perspective politique de Trotsky, il est indispensable que tous les camarades étudient cet ouvrage. Afin de les accompagner dans cette étude, mon exposé offrira un aperçu des aspects les plus cruciaux de son travail. Je commencerai par une réflexion sur la méthode marxiste qui sous-tend La Révolution trahie. J’aborderai ensuite la conception trotskyste de l’État soviétique comme un régime à «double caractère», ainsi que sa description de la bureaucratie en tant que «gendarme de l’inégalité». Je conclurai en explorant ce que Trotsky a écrit sur les perspectives d’une révolution politique ou d’une restauration capitaliste, avant d’évoquer brièvement l’importance ultérieure de La Révolution trahie pour la Quatrième Internationale.
II. La Révolution trahie et la méthode marxiste
La source de l’analyse scientifique et de la perspective développée par Trotsky est la méthode marxiste, c’est-à-dire le matérialisme dialectique. David North a écrit dans Le marxisme, l’histoire et la science de la perspective — une conférence donnée à l’école d’été 2005 du SEP, publiée ensuite sous forme de chapitre («La science de la perspective politique») dans L’École de Francfort, le postmodernisme et la politique de la pseudo-gauche: une critique marxiste — que la question de savoir si la méthode d’analyse marxiste pouvait être considérée comme une science,
dépend, dans une grande mesure, du fait que 1. les lois qu'il dit avoir découvertes révèlent les mécanismes objectifs réels du développement socio-économique; 2. la découverte de ces lois peut expliquer de façon adéquate l'évolution historique précédente de l'humanité; et 3. la compréhension de ces lois rend possible des prédictions significatives quant au développement futur de la société humaine. [ibid.]
Sur la base d’une lecture de La Révolution trahie, on peut répondre affirmativement aux trois points pour ce qui concerne le développement de l’Union soviétique.
Trotsky s’attache à découvrir les lois objectives du développement social en URSS et, sur cette base, à fournir un compte rendu scientifique de ce qu’est la bureaucratie stalinienne et quelles seront les conséquences de sa politique. Trotsky travaillait dans la tradition de Marx, Engels et Lénine. Comme l’a écrit North en 1982,
Il est d’une importance décisive de comprendre que Trotsky n’a pas conclu son travail théorique sur le stalinisme une fois qu’il avait établi, sur la base des événements allemands, son rôle contre-révolutionnaire. Il ne s’est pas non plus contenté de souligner le développement ultérieur de la trahison stalinienne après 1933 — les trahisons du Front populaire en France et en Espagne, les procès de Moscou, le pacte Staline-Hitler — pour étayer son accusation du rôle contre-révolutionnaire de celui-ci.
Trotsky s’est attaché à découvrir les lois sociales objectives, du point de vue du matérialisme historique, de la dégénérescence du premier État ouvrier et de la transformation de la bureaucratie stalinienne en principal agent de l’impérialisme au sein du mouvement ouvrier international. C’est là que réside la grande continuité du travail de Trotsky avec celui de Marx, Engels et Lénine. [David North, “Leon Trotsky and the Development of Marxism,” article 2]
En tant que matérialiste dialectique, Trotsky n’analyse pas l’Union soviétique comme un phénomène achevé et figé, mais comme une société en transition. Il commence par un examen historique de l’évolution économique et sociale de l’URSS depuis la Révolution d’Octobre 1917, afin d’évaluer, sur cette base, ses réalisations et ses limites sur le plan économique. Dans ce cadre, il explique l’ascension de la bureaucratie par l’isolement prolongé de l’Union soviétique, lui-même résultant du retard de la révolution en Occident et du sous-développement historique et économique de la Russie. À partir de là, Trotsky expose les deux voies de développement divergentes possibles au sein de l’URSS, auxquelles j’ai déjà fait référence.
Dans son introduction, Trotsky établit une distinction nette entre sa méthode d’analyse de l’Union soviétique et celle des différentes écoles de commentaires bourgeois.
Les questions finissent pour elles où, en réalité, elles commencent. L'objet de la présente étude est de donner une juste appréciation de ce qui est pour mieux comprendre ce qui se fait. Nous ne nous attarderons sur la journée écoulée que dans la mesure où cela nous aidera à mieux prévoir la journée de demain. Notre exposé sera critique. Quiconque s'incline devant le fait accompli n'est guère capable de préparer l'avenir. [Léon Trotsky, La Révolution trahie, Introduction, p. 4]
L’une des lois historiques les plus importantes élaborées par Trotsky est la supériorité de la production socialisée et d’une économie planifiée – malgré son caractère de plus en plus bureaucratique – sur la propriété privée capitaliste. Après avoir cité des statistiques illustrant l’industrialisation rapide de l’Union soviétique depuis 1917, les progrès prometteurs dans l’agriculture, la construction de nouvelles villes et les avancées culturelles, il insiste pour dire:
Il n'y a plus lieu de discuter avec MM. les économistes bourgeois: le socialisme a démontré son droit à la victoire, non dans les pages du Capital, mais dans une arène économique qui couvre le sixième de la surface du globe ; non dans le langage de la dialectique, mais dans celui du fer, du ciment et de l'électricité.
Si même l'U.R.S.S. devait succomber sous les coups portés de l'extérieur et sous les fautes de ses dirigeants – ce qui, nous l'espérons fermement, nous sera épargné – il resterait, gage de l'avenir, ce fait indestructible que seule la révolution prolétarienne a permis à un pays arriéré d'obtenir en moins de vingt ans des résultats sans précédent dans l'histoire. [Léon Trotsky, L’acquis, p. 6]
Les réalisations indéniables rendues possibles par la révolution étaient limitées par le retard historique de la Russie et, pour reprendre l’expression de Trotsky, l’«extrême tardiveté» de la révolution en Occident. L’économie soviétique restait bien en deçà des économies capitalistes les plus avancées en termes de production par habitant et de qualité des produits. Trotsky observe, à la fin du chapitre 1:
Le régime soviétique traverse sous nos yeux une phase préparatoire dans laquelle il importe, assimile, emprunte les conquêtes techniques et culturelles de l'Occident. Les coefficients relatifs de la production et de la consommation attestent que cette phase préparatoire est loin d'être close ; même dans l'hypothèse peu probable d'un marasme complet du capitalisme, cette phase devrait encore durer toute une période historique. Telle est la première conclusion, d'une extrême importance, à laquelle nous arrivons et à laquelle nous aurons encore à revenir au cours de cette étude. [Ibid.]
Par ailleurs, les réalisations impressionnantes rendues possibles par la production socialisée étaient entravées, voire menacées, par la politique du «socialisme dans un seul pays» de la bureaucratie, qui constituait un rejet explicite du programme socialiste et internationaliste défendu par les bolcheviks en 1917.
Devant ces conditions économiques contradictoires, Trotsky tournait en dérision les affirmations de la bureaucratie stalinienne selon lesquelles le «socialisme» aurait été réalisé en Union soviétique. En agissant ainsi, il défendait le marxisme contre la métaphysique anhistorique utilisée par la bureaucratie dirigeante pour justifier ses privilèges matériels. Dans le chapitre 2, Trotsky soulignait l’absurdité des tentatives des staliniens de décrire ce qui existait en URSS comme du «socialisme», c’est-à-dire la phase inférieure du communisme, sur la base de la domination des trusts d’État dans l’industrie et de la collectivisation quasi totale de l’agriculture. Il écrit:
À première vue, la concordance est totale avec le schéma a priori — et partant hypothétique — de Marx. Mais du point de vue du marxisme précisément, la question ne concerne pas les seules formes de la propriété, indépendamment du rendement obtenu du travail. Marx entendait en tout cas par 'stade inférieur du communisme' celui d'une société dont le développement économique serait dès le début supérieur à celui du capitalisme avancé. En théorie, cette façon de poser la question est irréprochable, car le communisme, considéré à l'échelle mondiale, constitue, même dans son stade initial, à son point de départ, un degré supérieur par rapport à la société bourgeoise.
Marx s'attendait d'ailleurs à ce que les Français commencent la révolution socialiste, que les Allemands auraient continuée et les Anglais achevée. Quant aux Russes, ils restaient loin à l'arrière-garde. La réalité a été inverse. Et tenter d'appliquer mécaniquement au cas particulier de l'U.R.S.S., dans la phase actuelle de son évolution, la conception historique universelle de Marx, c'est tomber aussitôt dans d'inextricables contradictions. [Léon Trotsky, La Révolution trahie, Le Socialisme et l’Etat, p. 23]
C’est à la suite de ce passage que Trotsky formule pour la première fois une définition préliminaire du régime soviétique, qu’il qualifie, «avec toutes ses contradictions», de: «non point socialiste mais transitoire entre le capitalisme et le socialisme, ou préparatoire au socialisme.»
III. Le double caractère de l’État soviétique
Trotsky définit l’État soviétique comme ayant un double caractère. Autrement dit, la propriété avait été socialisée par la Révolution d’Octobre, mais les méthodes de distribution restaient bourgeoises.
Il est important de souligner ici que l’État soviétique n’avait pas un «double caractère» avant tout en raison de la politique menée par la bureaucratie stalinienne. Il était bien plutôt le produit inévitable du sous-développement historique de la Russie et du fait que la Révolution d’Octobre est restée isolée plus longtemps que les bolcheviks ne l’avaient anticipé. Certes, la politique nationaliste réactionnaire de la bureaucratie a accentué le «double caractère» de l’État. Mais même dans les meilleures conditions politiques, cette situation aurait persisté pendant une période plus ou moins longue.
Trotsky cite Engels dans son Anti-Dühring à ce sujet:
Lorsque, avec la domination de classe et la lutte pour l’existence individuelle créée par l’anarchie actuelle de la production, les conflits et les excès qui résultent de cette lutte disparaîtront, il n’y aura plus rien à réprimer, et il n’y aura plus besoin d’un instrument spécial de répression, l’État.
Trotsky poursuit:
Le philistin croit à l'éternité du gendarme. En réalité le gendarme maîtrisera l'homme tant que l'homme n'aura pas suffisamment maîtrisé la nature. Il faut, pour que l'État disparaisse, que disparaissent « la domination de classe et la lutte pour l'existence individuelle ».
Engels réunit ces deux conditions en une seule: dans la perspective de la succession des régimes sociaux, quelques dizaines d'années ne comptent guère. Les générations qui portent la révolution sur leurs épaules se représentent autrement les choses. Il est exact que la lutte de tous contre tous naît de l'anarchie capitaliste. Mais la socialisation des moyens de production ne supprime pas automatiquement « la lutte pour l'existence individuelle ». Et c'est le pivot de la question!
L'État socialiste, même en Amérique, sur les bases du capitalisme le plus avancé, ne pourrait pas donner à chacun tout ce qu'il lui faut et serait par conséquent obligé d'inciter tout le monde à produire le plus possible. La fonction d'excitateur lui revient naturellement dans ces conditions et il ne peut pas ne pas recourir, en les modifiant et en les adoucissant, aux méthodes de rétribution du travail élaborées par le capitalisme. En ce sens précis, Marx écrivait en 1875 que 'le droit bourgeois... est inévitable dans la première phase de la société communiste sous la forme qu'il revêt en naissant de la société capitaliste après de longues douleurs d'enfantement. Le droit ne peut jamais s'élever au-dessus du régime économique et du développement culturel conditionné par ce régime '
Lénine, commentant ces lignes remarquables, ajoute : 'Le droit bourgeois en matière de répartition des articles de consommation suppose naturellement l'État bourgeois, car le droit n'est rien sans un appareil de contrainte imposant ses normes. Il apparaît que le droit bourgeois subsiste pendant un certain temps au sein du communisme, et même que subsiste l'État bourgeois sans bourgeoisie!' [Ibid.]
Trotsky explique, dans l’esprit du Capital de Marx, pourquoi l'État, dans la période suivant immédiatement une révolution socialiste victorieuse, ne peut manquer de recourir temporairement à la «méthode de rémunération du travail élaborée par le capitalisme». Au début du chapitre 4, il identifie «le problème des problèmes» comme étant «la productivité du travail». Il écrit:
La contrainte étatique et la contrainte monétaire appartiennent à l'héritage de la société divisée en classes qui ne peut déterminer les rapports entre les hommes qu'à l'aide de fétiches religieux ou laïcs, et qu'en mettant ces fétiches sous la protection du plus redoutable d'entre eux, l'État — un grand couteau entre les dents. [Léon Trotsky, La Révolution trahie, La lutte pour le rendement du travail, p. 31]
Dans les premiers chapitres du Capital, Marx propose une analyse matérialiste de l’émergence de la production et de l’échange des marchandises, et montre comment l’argent remplit une fonction objectivement nécessaire sous le capitalisme. Comme il l’écrit dans le chapitre trois, intitulé «La monnaie ou la circulation des marchandises»:
Ce n’est pas la monnaie qui rend les marchandises commensurables : au contraire. C’est parce que les marchandises, en tant que valeurs, sont du travail matérialisé, et par suite commensurables entre elles, qu’elles peuvent mesurer toutes ensemble leurs valeurs dans une marchandise spéciale, et transformer cette dernière en monnaie, c’est-à-dire en faire leur mesure commune. Mais la mesure des valeurs par la monnaie est la forme que doit nécessairement revêtir leur mesure immanente, la durée de travail. (Karl Marx, Le Capital, Chapitre III : la monnaie ou la circulation des marchandises).
Suivant cette logique, Trotsky propose une explication concise du rôle historique de l’argent, soulignant sa nécessité dans des conditions où la société soviétique ne produit pas encore une abondance suffisante de biens pour les distribuer selon les besoins de chacun.
Les revendications d''abolition' de l'argent, d''abolition' du salariat ou d''élimination' de l'État et de la famille, caractéristiques de l'anarchisme, ne peuvent présenter d'intérêt que comme modèles de la pensée mécaniste. L'argent ne saurait être arbitrairement 'aboli', pas plus que l'État ou la famille ne sauraient être 'éliminés', ils doivent épuiser leur mission historique, perdre leur signification et disparaître. Le fétichisme de l'argent ne recevra le coup de grâce que lorsque la croissance ininterrompue de la richesse sociale délivrera les bipèdes de leur avarice quant à toute minute supplémentaire de travail et de leur inquiétude humiliante quant à la taille des rations. En perdant son pouvoir d'apporter le bonheur et de jeter l'homme dans la poussière, l'argent se réduira à un moyen de comptabilité commode pour la statistique et le plan. [Léon Trotsky, La Révolution trahie, La lutte pour le rendement du travail, p. 31]
En 1921, alors que les bolcheviks remportaient la victoire dans la guerre civile, la décision fut prise d’adopter la Nouvelle Politique Économique (NEP), reconnaissant ainsi la nécessité de permettre, dans une sphère limitée, le rétablissement de relations capitalistes pour relancer la production. Je ne peux entrer dans les détails nécessaires sur cette question, mais le besoin de cette mesure – toujours considérée par Lénine et Trotsky comme un repli temporaire – découlait des défaites de la classe ouvrière en Occident, contraignant l’URSS à tenir seule, sans l’aide d’économies plus avancées, ainsi que de la grave crise économique en Russie et de la persistance de rapports sociaux pré-capitalistes dans les campagnes.
La conséquence de la NEP fut le renforcement des couches privilégiées, tant à la campagne que dans les villes, d’où la bureaucratie émergente tira un soutien croissant. Durant les premières années de la lutte de l’Opposition de gauche contre la bureaucratie, Trotsky et ses partisans prônaient un rythme plus rapide d’industrialisation pour surmonter la «crise des ciseaux» évoquée hier par Joseph Kishore et élever la productivité globale du travail. Les staliniens s’opposèrent farouchement à cette orientation pendant plusieurs années.
À la fin des années 1920, sous l’influence du «socialisme dans un seul pays», alors que la bureaucratie stalinienne se tournait résolument vers la collectivisation totale de l’agriculture, Staline lança la promesse grandiloquente d’«envoyer la NEP au diable», c’est-à-dire d’éliminer les relations marchandes, tout en prétendant construire le socialisme dans l’URSS isolée. Quelques années plus tard, la bureaucratie se vantait d’avoir «réalisé le socialisme» après que le premier plan quinquennal eut été accompli en quatre ans et trois mois.
Pourtant, c’est par le développement même de l’industrie et de l’agriculture soviétiques, rendu possible par la supériorité immense de la production socialisée et d’une économie planifiée – malgré ses défauts bureaucratiques –, que la caste dirigeante fut contrainte de rétablir les paiements en espèces aux paysans et d’abolir les cartes d’alimentation en 1935 et 1936, réinstaurant ainsi le paiement monétaire pour les biens de première nécessité des travailleurs. Trotsky note que la bureaucratie reconnaissait ainsi en pratique, malgré ses déclarations rhétoriques, que l’Union soviétique conservait un caractère double en raison de sa dépendance des formes bourgeoises de distribution.
IV. Le gendarme de l’inégalité
Marx écrivait en 1845:
Le développement des forces productives est pratiquement la condition première absolument nécessaire [du communisme] pour cette raison encore que l'on socialiserait sans lui l'indigence et que l'indigence ferait recommencer la lutte pour le nécessaire et par conséquent ressusciter tout le vieux fatras...' [Ibid, chapitre 3]
Trotsky utilise ce bref aperçu théorique de Marx pour démontrer concrètement comment la «lutte pour les nécessités» s’est poursuivie en Union soviétique en raison de son retard économique par rapport aux méthodes de production capitalistes. Comme la base économique s’est avérée inadéquate pour fournir à la population les nécessités de la vie, l’émergence d’une bureaucratie en tant que gendarme ou garant de l’inégalité fut rendue possible.
Comme l’écrit Trotsky au chapitre 5 :
L'autorité bureaucratique a pour base la pauvreté en articles de consommation et la lutte contre tous qui en résulte. Quand il y a assez de marchandises au magasin, les chalands peuvent venir à tout moment. Quand il y a peu de marchandises, les acheteurs sont obligés de faire la queue à la porte. Sitôt que la queue devient très longue, la présence d'un agent de police s'impose pour le maintien de l'ordre. [Ibid, chapitre 5: Le Thermidor soviétique]
Rien de tout cela ne doit être interprété comme une justification ou une apologie de la bureaucratie stalinienne. Notre mouvement a toujours combattu avec ténacité les tendances, parmi les historiens et les organisations politiques, qui présentaient la dégénérescence stalinienne de l’État soviétique comme le résultat inévitable d’Octobre 1917. Tout ce que Trotsky dit ici, et tout ce que nous voulons dire, c’est que le pouvoir immense que Staline a pu concentrer entre ses mains provenait du fait que la bureaucratie avait des racines sociales substantielles et des intérêts matériels renforcés par la série de défaites subies par la classe ouvrière dans les années suivant 1917, ainsi que par le retard historique de la Russie.
La bureaucratie a utilisé ce pouvoir pour arracher le contrôle de l’État aux travailleurs et développer, en tant que caste parasitaire, ses propres intérêts. Au moment où Trotsky écrivait La Révolution trahie, ces intérêts incluaient la répression systématique de la classe ouvrière et le fait de la mener à des défaites catastrophiques, avant tout en Allemagne. Comme une conférence ultérieure le montrera, la bureaucratie était également occupée à cette époque à exterminer physiquement les vieux bolcheviks et les forces d’opposition au sein de l’URSS.
Deux citations de Trotsky éclairent de manière excellente la relation entre le pouvoir économique de la bureaucratie et son rôle politique. Au début du chapitre 5, Trotsky relève la supériorité de l’analyse politique et des pronostics de l’Opposition de gauche concernant les développements en Union soviétique par rapport à ceux de la bureaucratie. Il écrit que les historiens seront contraints de conclure que l’Opposition de gauche a «offert une analyse incomparablement plus correcte des processus en cours dans le pays» que la bureaucratie. Il poursuit ainsi:
Cette affirmation paraît à première vue en contradiction avec le simple fait que la fraction du parti la moins capable de prévoir remporta d'incessantes victoires, tandis que le groupe plus perspicace alla de défaite en défaite. Cette objection, qui se présente d'elle-même à l'esprit, n'est convaincante que pour celui qui, appliquant la pensée rationnelle à la politique, n'y voit qu'un débat logique ou une partie d'échecs. Or la lutte politique est au fond celle des intérêts et des forces, non des arguments. Les qualités des dirigeants n'y sont nullement indifférentes à l'issue des combats, mais elles n'en sont pas le seul facteur ni le facteur décisif. Les camps adverses exigent d'ailleurs chacun des chefs à leur image. [Ibid.]
Et puis il y a l’explication suivante à la fin du chapitre 5:
À côté du facteur économique qui commande dans la phase présente de recourir aux méthodes capitalistes de rémunération du travail, agit le facteur politique incarné par la bureaucratie elle-même. De par sa nature, celle-ci crée et défend des privilèges. Elle surgit tout au début comme l'organe bourgeois de la classe ouvrière. Établissant et maintenant les privilèges de la minorité, elle s'attribue naturellement la meilleure part: celui qui distribue les biens ne s'est encore jamais lésé. Ainsi nait du besoin de la société un organe qui, dépassant de beaucoup sa fonction sociale nécessaire, devient un facteur autonome et en même temps la source de grands dangers pour tout l'organisme social. [Ibid.]
L’augmentation des inégalités au sein de l’Union soviétique peut être retracée à travers les différentes étapes de la politique économique qui ont suivi la Révolution d’Octobre, que Trotsky examine dans La Révolution trahie. Décrivant les «zigzags économiques» de la direction bureaucratique, il documente comment des changements brusques de politique économique, souvent en contradiction directe et en violation des principes précédemment revendiqués comme fondateurs, étaient accompagnés d’une promotion constante des sections les plus favorisées de la société au détriment de la grande masse de la population travailleuse, c’est-à-dire les ouvriers urbains et les travailleurs agricoles.
Je ne peux pas entrer dans les détails de l’histoire économique de l’Union soviétique de 1917 à 1936, mais voici quelques dates clés pour aider les camarades à avoir une vue d’ensemble. Ceux qui souhaitent s’engager plus profondément dans cette question ne trouveront pas de meilleur point de départ que l’analyse donnée par Trotsky dans La Révolution trahie.
Jusqu’en 1921: La période du communisme de guerre. Trotsky se réfère à cette période comme ayant présenté une «égalité de la pauvreté» en raison du manque de ressources, rendant impossible la consolidation d’une bureaucratie avec des privilèges distincts du reste de la population.
1921 : Le début de la NEP. Cela conduit à l’émergence des NEP-men, des commerçants petits-bourgeois qui profitent du renouveau des relations marchandes entre les villes et la campagne.
1923-1928: Alors que la bureaucratie consolide son pouvoir, elle promeut activement les koulaks [paysans plus prospères] dans les villages. Résumée dans l’infâme appel stalinien à la paysannerie, «Enrichissez-vous!» La bureaucratie résiste également aux appels de l’Opposition de gauche pour un rythme plus rapide d’industrialisation.
1929 : Virage brutal vers une industrialisation rapide et une collectivisation complète de l’agriculture en lien avec le premier plan quinquennal, qui fut dévoilé en octobre 1928.
1932 : L’annonce que le premier plan quinquennal a été achevé en quatre ans et trois mois. Bien que de grandes avancées aient été réalisées sur la base de la propriété socialisée, la bureaucratie a dévalué la monnaie, utilisé des manipulations statistiques pour dissimuler de sérieux problèmes dans la production industrielle et supervisé une crise désastreuse dans l’agriculture qui a conduit à une famine avec des centaines de milliers de morts.
Pour définir avec encore plus de précision ce que la bureaucratie était devenue au cours de cette période, Trotsky établit une analogie historique avec la Révolution française de la fin du XVIIIe siècle. Il taxe la bureaucratie stalinienne d'avoir mené à bien le «Thermidor soviétique». Cela fait référence aux événements du mois de Thermidor [juillet] 1794, lorsque Robespierre et les Jacobins furent renversés par des éléments plus modérés représentant les intérêts de la grande bourgeoisie au sein du gouvernement dit du «Directoire». Cependant, bien que représentant une réaction contre les éléments les plus révolutionnaires et les plus audacieux, qui avaient été à l'avant-garde de la lutte contre le féodalisme et garanti les conquêtes progressistes de la Révolution française entre 1789 et 1793, le régime thermidorien n'a pas renversé les acquis de la révolution en ramenant les débuts du capitalisme français au féodalisme.
En évoquant un «Thermidor soviétique», Trotsky faisait référence à un processus similaire, bien qu’ayant des racines sociales très différentes. La bureaucratie avait rompu de manière décisive avec le programme socialiste et internationaliste qui avait assuré la victoire des bolcheviks en 1917. Elle avait également lancé une campagne de répression impitoyable contre l’Opposition de gauche et ses autres opposants. Comme nous l’avons vu, elle avait mis en œuvre des politiques économiques de plus en plus imprudentes et désastreuses, fondées sur le programme réactionnaire du «socialisme dans un seul pays». De plus, elle avait ouvert les postes les plus élevés de l’État à d’anciens mencheviks, voire à des réactionnaires bourgeois qui, au moment de la Révolution d’Octobre et de la guerre civile, s’étaient opposés au pouvoir soviétique. Elle dépendait pourtant toujours des formes de propriété socialisée et de l’État ouvrier instauré par la Révolution d’Octobre pour maintenir ses privilèges.
Trotsky ne croyait pas que cette situation perdurerait indéfiniment. Au contraire, des passages de La Révolution trahie montrent clairement qu’en 1936, il ne voyait plus aucune garantie que la bureaucratie continuerait dans sa politique à défendre la propriété socialisée. Celle-ci remettait de plus en plus en question l’existence même de l’Union soviétique.
Il écrit, dans le chapitre 9:
En une quinzaine d'années, le pouvoir a modifié la composition sociale des milieux dirigeants plus profondément que ses idées. La bureaucratie étant, de toutes les couches de la société soviétique, celle qui a le mieux résolu sa propre question sociale, elle est pleinement satisfaite de ce qui est et cesse dès lors de donner quelque garantie morale que ce soit de l'orientation socialiste de sa politique. Elle continue à défendre la propriété étatisée par crainte du prolétariat. Cette crainte salutaire est nourrie et entretenue par le parti illégal des bolcheviks-léninistes, qui est l'expression la plus consciente du courant socialiste contre l'esprit de réaction bourgeoise dont est profondément pénétrée la bureaucratie thermidorienne. [Ibid., chapitre 9: Qu’est-ce que l’URSS, p. 98]
Trotsky explique ensuite comment ces vives tensions sociales au sein de l'Union soviétique produiraient inévitablement de grandes luttes politiques, dont l'issue déterminerait le sort du premier État ouvrier. Il écrit:
En tant que force politique consciente la bureaucratie a trahi la révolution. Mais la révolution victorieuse, fort heureusement, n'est pas seulement un programme, un drapeau, un ensemble d'institutions politiques, c'est aussi un système de rapports sociaux. Il ne suffit pas de la trahir, il faut encore la renverser. Ses dirigeants ont trahi la révolution d'Octobre, mais ne l'ont pas encore renversée. La révolution a une grande capacité de résistance, qui coïncide avec les nouveaux rapports de propriété, avec la force vive du prolétariat, avec la conscience de ses meilleurs éléments, avec la situation sans issue du capitalisme mondial, avec l'inéluctabilité de la révolution mondiale. [Ibid.]
V. Révolution politique contre restauration capitaliste
En résumant son analyse, Trotsky expose deux variantes possibles de développement pour l'Union soviétique. Elles peuvent être résumées comme suit: (1) une révolution politique dirigée par la classe ouvrière pour renverser la bureaucratie et rétablir la démocratie soviétique, ou (2) la restauration du capitalisme par la bureaucratie.
Trotsky présente ces deux alternatives dans le cadre d'une définition complète de l'Union soviétique en 1936, qui reste un exemple remarquable d'analyse matérialiste dialectique. Il écrit dans le chapitre 9:
L'U.R.S.S. est une société intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme, dans laquelle :
a) les forces productives sont encore trop insuffisantes pour donner à la propriété d'État un caractère socialiste; b) le penchant à l'accumulation primitive, né du besoin, se manifeste à travers tous les pores de l'économie planifiée; c) les normes de répartition, de nature bourgeoise, sont à la base de la différenciation sociale; d) le développement économique, tout en améliorant lentement la condition des travailleurs, contribue à former rapidement une couche de privilégiés; e) la bureaucratie, exploitant les antagonismes sociaux, est devenue une caste incontrôlée, étrangère au socialisme; f) la révolution sociale, trahie par le parti gouvernant, vit encore dans les rapports de propriété et dans la conscience des travailleurs; g) l’évolution des contradictions accumulées peut aboutir au socialisme ou rejeter la société vers le capitalisme; h) la contre-révolution en marche vers le capitalisme devra briser la résistance des ouvriers; i) les ouvriers marchant vers le socialisme devront renverser la bureaucratie. La question sera tranchée en définitive par la lutte de deux forces vives sur les terrains national et international. [Ibid.]
Dans des termes qui peuvent servir de guide à chaque camarade lorsqu'il ou elle cherche à appliquer la méthode d'analyse marxiste aux questions politiques complexes que nous affrontons aujourd'hui dans notre propre travail, Trotsky poursuit:
Les doctrinaires ne seront naturellement pas satisfaits par une définition aussi vague. Ils voudraient des formules catégoriques ; oui et oui, non et non. Les questions de sociologie seraient bien plus simples si les phénomènes sociaux avaient toujours des contours précis. Mais rien n'est plus dangereux que d'éliminer, en poursuivant la précision logique, les éléments qui contrarient dès maintenant nos schémas et peuvent demain les réfuter. Nous craignons par-dessus tout, dans notre analyse, de faire violence au dynamisme d'une formation sociale qui n'a pas de précédent et ne connaît pas d'analogue. La fin scientifique et politique que nous poursuivons nous interdit de donner une définition achevée d'un processus inachevé, elle nous impose d'observer toutes les phases du phénomène, d'en faire ressortir les tendances progressistes et réactionnaires, de révéler leur interaction, de prévoir les diverses variantes du développement ultérieur et de trouver dans cette prévision un point d'appui pour l'action. [Ibid.]
Permettez-moi d'expliquer plus en détail ce que Trotsky entendait par l'appel à une «révolution politique» en Union soviétique. Cette revendication est restée un point central du programme trotskyste pendant les décennies suivantes, jusqu'à ce que la bureaucratie stalinienne sous Mikhaïl Gorbatchev, comme l'avait prédit Trotsky, ne prenne la décision définitive de rétablir le capitalisme en URSS.
La Révolution d'Octobre 1917 fut une révolution sociale car elle a provoqué une transformation des rapports sociaux. La classe ouvrière, dirigée par le parti de Lénine et Trotsky, a conquis le pouvoir d'État et entrepris de résoudre les tâches démocratiques bourgeoises en suspens en mettant en œuvre une politique socialiste. Le système de l'impérialisme mondial s'est brisé à son maillon le plus faible, et un sixième de la surface terrestre a été soustrait à la domination directe du profit privé capitaliste.
En revanche, la révolution prônée par le mouvement trotskyste en Union soviétique n'était pas sociale, mais politique. Elle n'aurait pas eu à modifier fondamentalement les rapports de propriété, puisque la propriété socialisée continuait d'exister malgré la dégénérescence stalinienne de l'État. De plus, le mouvement trotskyste a toujours lié la lutte pour la révolution politique en URSS à son programme de révolution socialiste mondiale, seule voie progressiste pour ouvrir l'économie soviétique aux techniques productives des pays capitalistes les plus avancés. Comme Trotsky l'a expliqué dans le dernier chapitre de La Révolution trahie:
L'histoire a connu, outre les révolutions sociales qui ont substitué le régime bourgeois à la féodalité, des révolutions politiques qui, sans toucher aux fondements économiques de la société, renversaient les vieilles formations dirigeantes (1830 et 1848 en France, février 1917 en Russie). La subversion de la caste bonapartiste aura naturellement de profondes conséquences sociales; mais elle se maintiendra dans les cadres d'une transformation politique. [Ibid., chapitre 11: Où va l’URSS ?, p. 113]
Trotsky ne présentait pas la révolution politique comme une fatalité. Au contraire, il a souligné à plusieurs reprises dans La Révolution trahie, y compris dans la définition exhaustive que j’ai citée, qu’un glissement vers le capitalisme sous l’impulsion de la bureaucratie était une issue tout aussi possible. À la lumière de la trajectoire de l’Union soviétique au cours des décennies suivantes et de ce que nous observons depuis plus de trois décennies suite à la liquidation stalinienne de l’URSS, son analyse des conséquences économiques, sociales et culturelles dévastatrices d’une restauration capitaliste s’est révélée d’une prescience extraordinaire. Si les camarades veulent comprendre pourquoi seul le Comité International de la Quatrième Internationale (CIQI) a constamment dénoncé la bureaucratie stalinienne comme fossoyeuse de la révolution, et pourquoi il fut la seule tendance politique dans les années 1980 à reconnaître que la perestroïka et la glasnost de Gorbatchev représentaient un tournant ouvert vers la restauration capitaliste, ils doivent lire La Révolution trahie.
VI. La signification historique de La Révolution trahie pour la Quatrième Internationale
J'ai commencé cette conférence en soulignant que notre mouvement place La Révolution trahie aux côtés de L'Impérialisme de Lénine comme les deux œuvres les plus marquantes du marxisme au XXe siècle. La Révolution trahie a objectivement établi la nécessité de fonder la Quatrième Internationale, un appel qui avait été lancé pour la première fois par Trotsky en 1933 suite à la catastrophe allemande, examinée par Johannes Stern. Presque exactement deux ans après la publication de La Révolution trahie, la Quatrième Internationale a tenu son congrès fondateur à Paris et s'est fixé pour objectif de résoudre la crise de la direction révolutionnaire du prolétariat. L'analyse de Trotsky sur la dégénérescence de l'État soviétique et de la bureaucratie stalinienne, ainsi que la perspective de révolution politique, ont trouvé une expression claire dans le programme fondateur de la Quatrième Internationale.
Après avoir passé en revue de manière concise les réalisations de la Révolution d'Octobre et la dégénérescence bureaucratique ultérieure de l'État, le programme fondateur déclarait que l'Union soviétique
renferme en soi des contradictions menaçantes. Mais il continue à rester un régime d’ÉTAT OUVRIER DÉGÉNÉRÉ. Tel est le diagnostic social.
Le pronostic politique a un caractère alternatif: ou la bureaucratie devenant de plus en plus l’organe de la bourgeoisie mondiale dans l’État ouvrier, renversera les nouvelles formes de propriété et rejettera le pays dans le capitalisme; ou la classe ouvrière écrasera la bureaucratie et ouvrira une issue vers le socialisme. [Léon Trotsky, Programme de transition: L'Agonie du capitalisme et les tâches de la Quatrième Internationale, L'URSS et les tâches de l'époque de transition]
La Révolution trahie a continué, à l'instar de L'Impérialisme de Lénine, à servir de guide pour le programme et la perspective du mouvement trotskyste pendant des décennies après sa publication. Pour illustrer l'importance centrale de La Révolution trahie dans le programme politique et les perspectives du Comité International de la Quatrième Internationale (CIQI) pour la classe ouvrière soviétique, plus d'un demi-siècle après sa publication, je souhaite me référer à la déclaration du CIQI de mars 1987 intitulée Que se passe-t-il en URSS? Gorbatchev et la crise du stalinisme, qui fut l'une des premières évaluations des implications de la perestroïka et de la glasnost. Cette déclaration notait dans sa section 12:
En opposition à tous les staliniens, radicaux de la classe moyenne, pacifistes, réformistes et révisionnistes de toutes tendances qui, aujourd’hui, saluent le «démocratique» Gorbatchev — tout comme leurs prédécesseurs chantaient les louanges de Staline —, le Comité International de la Quatrième Internationale reste l’ennemi implacable de la bureaucratie.
Nous appelons la classe ouvrière soviétique et internationale à utiliser toutes les opportunités créées par la crise au sein de la bureaucratie, y compris les concessions qu’elle est contrainte d’accorder à la classe ouvrière, pour mener une lutte intransigeante en faveur de la révolution politique: pour le renversement du régime bureaucratique et le rétablissement du pouvoir politique de la classe ouvrière, fondé sur la démocratie soviétique. [International Committee of the Fourth International, What is happening in the USSR? Gorbachev and the crisis of Stalinism]
Après avoir examiné le caractère décisif de la productivité du travail pour la garantie du socialisme, en soulignant que l’amélioration de la productivité du travail en URSS ne pouvait être réalisée que sur la base d’une division internationale du travail, et après avoir mis en garde contre les efforts de la bureaucratie pour approfondir sa collaboration avec l’impérialisme, la déclaration poursuivait, dans sa section 16:
Ces développements et les dangers qu’ils représentent ne peuvent être compris qu’à la lumière des contradictions fondamentales de l’économie soviétique. La principale d’entre elles est le conflit entre les rapports de propriété nationalisés et les formes bourgeoises de distribution fondées sur le travail salarié — une forme de distribution héritée du mode de production capitaliste.
Il y a cinquante ans, dans La Révolution trahie, Trotsky tirait les implications stratégiques de cette contradiction:
Deux tendances opposées grandissent au sein du régime: développant les forces productives — au contraire du capitalisme stagnant — il crée les fondements économiques du socialisme; et poussant à l'extrême, dans sa complaisance envers les dirigeants, les normes bourgeoises de la répartition, il prépare une restauration capitaliste. La contradiction entre les formes de la propriété et les normes de la répartition ne peut pas croître indéfiniment. Ou les normes bourgeoises devront, d'une façon ou d'une autre, s'étendre aux moyens de production, ou les normes de distribution devront être accordées à la propriété socialiste. [Ibid.]
Comme nous le savons aujourd'hui, la bureaucratie stalinienne a réussi à réimposer des formes bourgeoises de propriété aux travailleurs soviétiques en procédant à la liquidation de l'Union soviétique. Dans la première évaluation par notre mouvement des conséquences de cette liquidation, présentée lors d'une réunion régionale de la Workers League dans le Midwest en janvier 1992, les remarques de David North sur les implications pour notre perspective politique prenaient comme point de départ essentiel le pronostique de Trotsky dans La Révolution trahie. Il expliqua, en se référant à notre appel programmatique pour une révolution politique en URSS visant à rétablir la démocratie soviétique dans le cadre du programme de révolution socialiste mondiale:
Pendant plus de 55 ans, cette analyse de l’État soviétique a défini notre orientation. Nous l’avons défendue contre d’innombrables tentatives de réviser la conception marxiste de l’État soviétique et de la bureaucratie stalinienne. Dans les années 1930, certains affirmaient que la bureaucratie constituait une nouvelle classe. Puis, à la fin des années 1940 et au début des années 1950, cette conception révisionniste fut retournée comme un gant par les pablistes – à commencer par Deutscher, qui attribuait à la bureaucratie un rôle progressiste. Deutscher soutenait que Trotsky avait exagéré le caractère contre-révolutionnaire du stalinisme, que le stalinisme était engagé dans un processus de réforme politique, et que Staline était une sorte de Cromwell prolétarien accomplissant les intérêts de la révolution, bien que de manière malheureusement sanglante. Il affirmait que l’idée de Trotsky selon laquelle le stalinisme mènerait à la restauration du capitalisme en Union soviétique était une exagération injustifiée, voire grotesque, bien que compréhensible au vu de la situation tragique dans laquelle se trouvait Trotsky dans les années 1930. Toutes ces distorsions révisionnistes du marxisme ont été démasquées. La justesse de l’évaluation de Trotsky, qui voyait dans le stalinisme le fossoyeur de la Révolution russe, a été totalement confirmée. [David North, « La Fin de l’URSS »]
En conclusion, il vaut la peine de s’attarder brièvement sur les implications de l’analyse de Trotsky dans La Révolution trahie pour notre approche des crimes de la bureaucratie stalinienne, leur révélation à travers ‘La sécurité et la Quatrième Internationale’ et la réponse féroce des groupes révisionnistes à l’enquête sur ces crimes. J’espère que cette conférence a permis à tous les camarades de comprendre que ce qui était en jeu dans la lutte entre le stalinisme et le mouvement trotskyste était un conflit acharné entre des forces sociales irréconciliables aux intérêts matériels antagonistes. La bureaucratie stalinienne représentait une caste sociale privilégiée en Union soviétique, déterminée à défendre sa position à tout prix contre la menace d’un soulèvement révolutionnaire des masses soviétiques. Les trotskystes, en tant qu’avant-garde de la classe ouvrière, se battaient précisément pour armer politiquement les travailleurs d’un programme révolutionnaire visant à renverser la bureaucratie.
À l’échelle mondiale, les staliniens recherchaient une «coexistence pacifique» avec l’impérialisme et attiraient les forces sociales petite-bourgeoises qui souhaitaient bloquer l’émergence d’un mouvement politique indépendant de la classe ouvrière pour le socialisme. Tous les groupes révisionnistes, qu’ils soient pablistes, ‘capitalistes d’État’, shachtmaniens ou d’une autre obédience, s’orientaient politiquement vers des alliances avec les staliniens, car ils voyaient dans la bureaucratie des intérêts sociaux communs. Cela explique leur hostilité violente à la révélation des crimes staliniens, dont l’assassinat de Trotsky et d’autres dirigeants de la Quatrième Internationale. Ils ne voulaient pas que des faits aussi gênants viennent contrarier leurs alliances politiques avec le stalinisme, qui, en dernière analyse, visaient à continuer de paralyser la classe ouvrière politiquement à l’échelle mondiale.
C’est seulement dans ce contexte que l’on peut pleinement mesurer l’immense signification politique de ‘La sécurité et la Quatrième Internationale’. Il ne s’agissait pas seulement d’exposer les crimes d’agents individuels et de leurs complices politiques au sein de la Quatrième Internationale, aussi justifié et nécessaire que cela fût. ‘La sécurité et la Quatrième Internationale’ représentait avant tout une immense victoire politique dans la lutte pour la vérité historique et, partant, pour l’élévation de la conscience de la classe ouvrière, dans ce que North a décrit – dans son manuscrit inédit résumant l’affaire Alan Gelfand, distribué aux camarades avant cette école – comme «les luttes de vie et de mort du mouvement trotskyste contre les agences contre-révolutionnaires combinées de l’impérialisme».
(Article paru en anglais le 14 septembre 2025)