Jeudi 24 juillet, Jeremy Corbyn a finalement confirmé la création d'un nouveau parti de gauche en Grande-Bretagne. En trois jours, plus de 500 000 personnes se sont inscrites sur une liste de diffusion pour créer « Votre Parti », en amont d'une conférence inaugurale prévue cet automne.
Cette annonce marque une étape importante dans la désintégration en cours du Parti travailliste (Labour). Des millions de travailleurs et de jeunes ont tiré la conclusion que le Parti travailliste dirigé par Keir Starmer est un parti résolument à droite, pro-patronal, composé de va-t-en-guerre et de défenseurs du génocide de Gaza.
Selon la brève déclaration de lancement du nouveau parti, signée par Corbyn et l'ex-députée travailliste récemment démissionnaire Zarah Sultana, il était « temps de créer un nouveau type de parti politique. Un parti qui vous appartienne. » Celle-ci pointe les millions de personnes vivant dans la pauvreté alors que « les sociétés géantes font des fortunes » et que le gouvernement consacre « des milliards à la guerre ». Elle constate encore « la complicité du gouvernement dans des crimes contre l'humanité ».
La déclaration appelle à une «redistribution massive des richesses et du pouvoir», à la défense du «droit de manifester contre le génocide» et s'oppose à ce qu’on fasse des migrants et des réfugiés des boucs émissaires, et aux «géants des énergies fossiles qui privilégient leurs profits à notre planète». Ce sont «les gens ordinaires qui créent la richesse », poursuit-elle, «et ce sont eux qui ont le pouvoir de la faire retourner à sa juste place ».
Des millions de personnes partagent cet avis et voient la nécessité d'un nouveau parti pour mettre ces idées en pratique. Mais ce n’est pas là le parti qu’on propose. Bien que Corbyn ait été contraint de rompre avec le Labour, son nouveau parti ne représente pas une rupture politique avec le Labourisme. Il ne prône que des réformes limitées, à obtenir à travers le Parlement – un Parti travailliste numéro deux.
Le caractère de ce parti est façonné avant tout par sa direction. Il s'est développé ces derniers mois sous la direction non seulement de Corbyn mais encore de nombreux membres de son équipe à l'époque où il dirigeait le Parti travailliste, dont Karie Murphy (son ancienne directrice de cabinet) et Sheila Fitzpatrick, qui dirige le Projet Paix et Justice de Corbyn.
À cette vieille garde s'ajoutent Sultana, représentant la nouvelle génération des députés corbynistes entrés au Parlement en 2017, et l'Alliance indépendante de Corbyn, composée de quatre autres députés élus uniquement sur la base de leur opposition au génocide de Gaza et non sur celle d’une histoire de lutte pour une politique de gauche. L'un d'eux, le député Ayoub Khan, a notamment demandé à la vice-première ministre travailliste Angela Rayner si l'armée pouvait être mobilisée pour nettoyer les rues de Birmingham pendant la grève toujours en cours des éboueurs de cette ville.
C’est cet appareil qui sera chargé de gérer la conférence inaugurale du parti afin que seul un programme du plus petit dénominateur commun soit adopté, largement basé sur les réformes sociales minimales incluses dans les manifestes des élections générales du Parti travailliste de 2017 et 2019, dirigé par Corbyn.
Rien de tout cela ne change ou changera à l'avenir dû au soutien immédiat et universel apporté à cette initiative par de nombreuses tendances de la pseudo-gauche se disant partisanes de la révolution. Le rôle de groupes tels que le SWP (Socialist Workers Party), le RCP (Parti communiste révolutionnaire) et le SP (Parti socialiste) sera de soutenir et servir d'apologistes à ce nouveau parti réformiste. Ce sont eux qui s'adapteront à la politique de Corbyn, et non l'inverse.
Fiona Lali, responsable nationale de campagnes du RCP, a insisté pour dire – dans un appel à « Jeremy et Zarah» qui prétendait offrir des conseils révolutionnaires sur le programme du nouveau parti – que ce n'était « pas seulement un moment pour regarder en arrière».
Mais ne passons pas si vite à autre chose. Il est d'une importance capitale pour la classe ouvrière que le bilan du leader de facto de ce nouveau parti se résume à un recul constant face à ses adversaires de droite.
En tant que chef du Parti travailliste, Corbyn s'est présenté à deux élections en s'engageant en faveur de l'adhésion à l'OTAN et du maintien de l'arme nucléaire britannique. Lui et son ministre des Finances fantôme John McDonnell ont associé ses propositions de réformes à une « offensive thé et biscuits » pour attirer le soutien des financiers de la City de Londres, tout en ordonnant aux conseils municipaux travaillistes de mettre en œuvre les coupes budgétaires exigées par le gouvernement central conservateur.
Le refus de Corbyn de défendre ses partisans contre une chasse aux sorcières visant un «antisémitisme de gauche» a ouvert la voie à une campagne qui fait encore des victimes aujourd’hui.
C’est ainsi que Corbyn gaspilla une vague de popularité tout aussi forte que celle qui a accueilli l’annonce de la création d’un nouveau parti: 600 000 personnes prirent leur carte au Parti travailliste en 2015 et 2016 précisément pour défendre Corbyn et lutter contre la droite blairiste.
Si tant est que les nombreux défenseurs de Corbyn font référence à ces expériences aujourd'hui, la seule leçon qu’ils en tirent est que les bonnes intentions de Corbyn ont été sabotées par la droite et que, dans un nouveau parti indépendant de Labour, son programme peut désormais être réalisé. C'est pourquoi on couvre du même voile d'amnésie historique les expériences amères des travailleurs avec des ruptures de gauche similaires d’avec des partis réformistes discrédités, qui ont donné naissance à Podemos en Espagne, au Bloc de gauche au Portugal, mais surtout à Syriza en Grèce.
Corbyn a explicitement déclaré en 2015 que sa direction travailliste rendait inutile de répéter l'expérience Syriza en Grande-Bretagne. L'effondrement du vieux parti social-démocrate grec, le PASOK, pouvait être évité en Grande-Bretagne par une renaissance du Parti travailliste en tant qu'organisation «socialiste». Après avoir soutenu Corbyn dans cette démarche, le SWP, le RCP et le SP déclarent aujourd'hui qu'un parti à la gauche du Parti travailliste est finalement nécessaire – et que Corbyn est l'homme qui doit le diriger.
Ils agissent ainsi dans un contexte où Syriza et ses homologues d’autres pays ont mené des attaques dévastatrices contre la classe ouvrière. Élu en Grèce en 2015 avec la promesse de s'opposer à l'austérité exigée par le capital financier européen, Syriza avait, après seulement quelques mois, trahi complètement ce mandat.
Dans un article paru dans le Socialist Worker, Tomáš Tengely-Evans affirme que cette trahison a pu avoir lieu parce que Syriza avait «donné la priorité à la victoire électorale plutôt qu'à la construction de la lutte», alors que «les socialistes doivent utiliser la politique électorale pour défendre la lutte et les mouvements et renforcer la confiance de la classe ouvrière pour riposter».
Mais Syriza bénéficia du soutien d'une immense «lutte » populaire. Des centaines de milliers de personnes manifestèrent dans les rues pour soutenir un «non» massif à l'austérité lors d'un référendum cyniquement convoqué par le Premier ministre de Syriza, Alexis Tsipras, et son ministre des Finances, Yanis Varoufakis. Loin de pousser les dirigeants de Syriza vers la gauche, cette pression populaire poussa le parti vers une alliance toujours plus ferme avec l'impérialisme.
Le point de vue du SWP et d'autres organisations similaires est que les travailleurs vivent désormais une expérience que les révolutionnaires doivent partager en tant que faction critique et solidaire du nouveau parti de Corbyn. Après avoir passé cinq ans à soutenir le projet de Corbyn pour une transformation socialiste du Parti travailliste et quatre ans et huit mois à le convaincre de former un nouveau mouvement réformiste, ils s'engagent désormais à le soutenir quatre ans de plus, jusqu'aux élections générales incluses.
Cela est censé en quelque sorte préparer la classe ouvrière à une rupture révolutionnaire d’avec la politique réformiste de Corbyn. Même si elle était appliquée sincèrement, cette approche objectiviste représenterait un danger extrême pour la classe ouvrière, qu’on permettrait à Corbyn de paralyser pendant des années tandis que la classe capitaliste prépare une contre-offensive brutale.
Comme l'a toujours soutenu le Socialist Equality Party (Parti de l'égalité socialiste), la dégénérescence du Parti travailliste et sa transformation en un parti tout aussi réactionnaire que les conservateurs, et tout aussi méprisé, ne sont pas le fruit d'idées erronées ou de dirigeants défaillants. Elles proviennent de changements fondamentaux survenus dans les fondations du capitalisme mondial. Le développement de la production mondialisée, la baisse des taux de profit et une financiarisation galopante soutenue par la dette publique, ont mis fin à toute possibilité de conjuguer la défense du système de profit capitaliste et l’obtention de réformes aussi limitées soient-elles.
La classe ouvrière, en Grande-Bretagne et à l'international, est confrontée à un monde où l'oligarchie des super-riches monopolise une part toujours plus grande des richesses mondiales, et où les puissances impérialistes renforcent leurs armées pour des guerres de territoire et de ressources. L'effondrement du niveau de vie des travailleurs est le prix à payer, et des mesures d'État policier sont déployées et des partis d'extrême droite créés pour réprimer la résistance.
Toute tentative de mise en œuvre des réformes prônées par le parti de Corbyn se heurtera à un mélange de guerre économique et de violences d'extrême droite et militaires. Rien que la possibilité de voir un Premier ministre Corbyn – encadré qu’il était par son groupe parlementaire majoritairement blairiste – avait alors suffi à susciter des menaces d'assassinat et de coup d'État militaire.
La classe dirigeante répondra à toute opposition à la destruction du niveau de vie et à la guerre impérialiste par une féroce répression. La victoire nécessitera une mobilisation révolutionnaire de la classe ouvrière: nationalisation des industries essentielles, confiscation des richesses des milliardaires et mise en œuvre d'une stratégie socialiste internationale pour assurer la victoire.
Terrifiés par un tel mouvement, Corbyn et la direction de son nouveau parti suivraient l'exemple de Syriza, probablement de manière encore plus prostrée. Le rôle du SWP, du RCP et du SP est de désarmer la classe ouvrière face à ces réalités politiques.
Le Parti de l'égalité socialiste fera tout son possible pour alerter les travailleurs sur la situation et leur fournir le programme et la direction nécessaires. Nous ne serons pas les défenseurs de « Votre Parti » et n’en ferons pas l’apologie. Ce n'est pas le nôtre. Nous nous engagerons activement auprès des nombreux travailleurs et jeunes qui comptent actuellement sur Corbyn pour les guider et nous nous efforcerons de les instruire sur les expériences historiques fondamentales de la dernière décennie et au-delà, qui montrent la nécessité d'une perspective et d'un parti révolutionnaires, internationalistes et socialistes.
Notre objectif est de garantir que la classe ouvrière ne gaspille pas son énergie dans une campagne démoralisante pour un parti qui la conduira à la trahison et à la défaite, de faire en sorte que les illusions sur le réformisme corbyniste soient dissipées le plus rapidement possible en préparation des batailles de classe révolutionnaires à venir.
(Article paru en anglais le 28 juillet 2025)